Démontrer un harcèlement au travail est un exercice complexe, où la perception subjective du salarié se confronte à la nécessité d’établir des faits objectifs. Pour l’employeur, la gestion de ces allégations est une épreuve délicate, qui engage directement sa responsabilité et la stabilité de l’entreprise. Comprendre les règles de preuve, de leur origine à leurs plus récentes évolutions, est donc fondamental pour sécuriser ses décisions et se prémunir contre un contentieux prud’homal. Notre cabinet, expert en accompagnement juridique pour les procédures liées au harcèlement, décrypte pour vous les rouages d’un mécanisme probatoire subtil, essentiel à maîtriser pour tout dirigeant ou responsable des ressources humaines. Pour une vision d’ensemble des différentes formes de harcèlement, vous pouvez consulter notre guide juridique complet sur le harcèlement, l’agissement sexiste et le stress au travail.
L’évolution du mécanisme de preuve du harcèlement
Le régime de la preuve en matière de harcèlement a connu une évolution significative, visant à alléger le fardeau qui pèse sur le salarié. Initialement, la loi exigeait du salarié qu’il « établisse » les faits. La loi n° 2016-1088 du 8 août 2016 a assoupli cette exigence : le salarié doit désormais « présenter des éléments de fait laissant supposer l’existence d’un harcèlement », comme le dispose l’article L. 1154-1 du Code du travail. Ce changement terminologique n’est pas anodin : il consacre un aménagement de la charge de la preuve, sans pour autant dispenser le salarié de produire des faits matériellement vérifiables.
Une autre évolution, plus récente et de grande portée, concerne la recevabilité des preuves obtenues de manière déloyale. Longtemps, la jurisprudence civile, notamment la chambre sociale de la Cour de cassation, rejetait systématiquement les preuves obtenues par un procédé clandestin, comme un enregistrement audio réalisé à l’insu de son auteur. Cependant, par un arrêt majeur du 22 décembre 2023 (Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648), l’Assemblée plénière a opéré un revirement. Désormais, une preuve déloyale peut être jugée recevable à une double condition : elle doit être indispensable à l’exercice du droit à la preuve et l’atteinte portée aux droits fondamentaux de la partie adverse doit être strictement proportionnée au but poursuivi.
Cette nouvelle approche a été confirmée en matière de harcèlement moral. Un enregistrement clandestin peut être écarté s’il n’est pas jugé indispensable, par exemple lorsque le salarié dispose d’autres éléments suffisants (rapports d’enquête, documents médicaux, témoignages) pour étayer ses allégations (Cass. soc., 17 janv. 2024, n° 22-17.474). Pour l’employeur, cette évolution impose une vigilance accrue : la possibilité qu’un enregistrement clandestin soit versé aux débats rend la documentation rigoureuse de chaque décision managériale encore plus importante.
Le mécanisme de partage de la charge de la preuve : un principe fondamental
En matière de harcèlement, la preuve n’incombe pas exclusivement au salarié. Le Code du travail a instauré un mécanisme probatoire en deux temps, qui impose au juge une méthodologie d’analyse précise. Il ne s’agit pas d’un renversement total de la charge de la preuve, mais d’un aménagement qui vise à équilibrer les droits des parties. L’employeur doit impérativement comprendre cette dynamique pour construire une défense efficace.
La démarche du salarié : quels éléments apporter ?
Dans un premier temps, le salarié doit présenter au juge un ensemble d’éléments factuels. La loi n’exige pas qu’il apporte la preuve irréfutable du harcèlement, mais qu’il soumette des faits précis et concordants qui, pris dans leur globalité, laissent présumer une telle situation. Le rôle du juge est alors d’examiner l’ensemble de ces éléments, sans en écarter aucun et sans les analyser isolément. Une vision parcellaire des faits est systématiquement sanctionnée par la Cour de cassation. Les juges doivent apprécier si cette « atmosphère » générale, créée par la conjonction des faits, permet de faire naître une présomption de harcèlement.
La diversité des modes de preuve (témoignages, mails, SMS, certificats médicaux…)
Pour étayer sa demande, le salarié peut recourir à tout moyen de preuve. La jurisprudence admet une grande diversité d’éléments, dont la force probante est souverainement appréciée par les juges du fond. On retrouve classiquement :
- Les écrits professionnels : courriels, notes de service, courriers, SMS, qui peuvent révéler des propos déplacés, des ordres contradictoires ou une mise à l’écart.
- Les témoignages : les attestations d’anciens ou d’actuels collègues, de clients ou de fournisseurs sont des éléments fréquemment produits, même si leur obtention peut s’avérer difficile en pratique.
- Les documents médicaux : certificats du médecin traitant, du médecin du travail ou rapports d’expertise psychologique peuvent attester de la dégradation de l’état de santé du salarié. Si ces documents ne prouvent pas en eux-mêmes le harcèlement, ils constituent un indice matériel des conséquences potentielles des agissements dénoncés.
- Le rapport d’enquête interne : lorsque l’employeur ou le CSE a mené une enquête, ses conclusions peuvent être produites aux débats.
Comme évoqué précédemment, la jurisprudence récente a ouvert la porte à la production d’enregistrements clandestins, à condition que cette preuve soit jugée indispensable et proportionnée. Ce mode de preuve, autrefois systématiquement écarté au civil, devient donc un élément potentiel du dossier que l’employeur doit anticiper.
L’enquête interne de l’employeur : son rôle et ses limites
Dès qu’un employeur est informé de faits susceptibles de constituer un harcèlement, il est tenu de réagir. Cette réaction prend la forme d’une enquête interne, impartiale et complète. Cette obligation découle directement de son obligation de prévention et de sécurité. L’inertie de l’employeur est fautive et peut engager sa responsabilité, même si le harcèlement n’est finalement pas caractérisé. L’absence d’enquête sérieuse est considérée comme un manquement à l’obligation de prévention.
Cette enquête vise à établir la matérialité des faits dénoncés et à entendre les parties concernées. Contrairement à une idée reçue, l’employeur n’a pas l’obligation légale d’associer le Comité Social et Économique (CSE) à cette démarche, même si cela est souvent recommandé en pratique pour garantir la transparence. De même, le respect des droits de la défense n’impose pas, à ce stade, une confrontation entre la victime présumée et le salarié mis en cause, ni l’accès de ce dernier au dossier d’enquête. Le rapport d’enquête ainsi produit constitue un mode de preuve à part entière, dont la valeur sera appréciée par le juge.
Les justifications de l’employeur : analyse et appréciation par le juge
Si le juge estime que les faits présentés par le salarié permettent de présumer l’existence d’un harcèlement, la charge de la preuve bascule. C’est alors à l’employeur de démontrer que les agissements invoqués sont justifiés par des éléments objectifs, étrangers à tout harcèlement. C’est la seconde étape du mécanisme probatoire.
L’employeur doit fournir des explications rationnelles et légitimes pour chaque mesure contestée. Il peut s’agir, par exemple, de décisions liées à une réorganisation de l’entreprise, à une insuffisance professionnelle du salarié ou à l’exercice normal de son pouvoir de direction. L’argumentation doit être précise et étayée. Par exemple, une modification des tâches peut être justifiée par une évolution du marché, ou une sanction disciplinaire par une faute avérée du salarié.
Cependant, certaines justifications sont jugées inopérantes par les tribunaux. L’employeur ne peut, par exemple, se contenter d’invoquer une méthode de management appliquée à l’ensemble du personnel si celle-ci se révèle, pour un salarié donné, constitutive de harcèlement. De même, l’exercice de facultés légales, comme la demande de contrôles médicaux, peut être considéré comme un élément de harcèlement s’il est utilisé de manière excessive et vexatoire. L’appréciation du juge est souveraine pour déterminer si les justifications de l’employeur sont objectives et suffisantes pour renverser la présomption.
La preuve du harcèlement moral obéit à une logique subtile de présomption et de justification. Pour un employeur, anticiper et maîtriser ce mécanisme est la clé pour gérer efficacement les allégations, sécuriser ses procédures et se défendre utilement en cas de contentieux. Pour un conseil stratégique et un accompagnement dans la constitution de votre dossier de preuve, notre cabinet se tient à votre disposition.
Sources
- Code du travail : articles L. 1152-1, L. 1154-1, L. 4121-1 et L. 4121-2
- Code civil : article 9
- Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : article 6
- Jurisprudence de la Cour de cassation, notamment :
- Cass. ass. plén., 22 déc. 2023, n° 20-20.648
- Cass. soc., 17 janv. 2024, n° 22-17.474
- Cass. soc., 10 juill. 2024, n° 23-14.900