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La gestion des salaires et de leurs accessoires est une obligation centrale pour tout employeur. Toutefois, une créance salariale non réclamée par un salarié n’est pas éternelle et le droit a prévu un mécanisme, la prescription, qui limite dans le temps la possibilité d’agir en justice pour en obtenir le paiement. Pour un dirigeant d’entreprise ou un gestionnaire de ressources humaines, comprendre ces délais n’est pas une simple curiosité juridique, mais un enjeu stratégique pour sécuriser la gestion de son passif social et se prémunir contre des réclamations tardives, une possibilité potentiellement lourde de conséquences financières.

Comprendre le cadre légal de la prescription des créances salariales

La prescription des créances de salaire est principalement encadrée par l’article L. 3245-1 du Code du travail. Ce texte fixe le régime général applicable à l’action en paiement, mais aussi à l’action en paiement ou en répétition du salaire, c’est-à-dire la demande de remboursement par l’employeur de sommes qui auraient été versées par erreur. Cette règle, confirmée par une pratique judiciaire constante, est le pilier de la matière et s’articule avec les principes fondamentaux qui régissent le paiement du salaire, obligation essentielle du contrat de travail. Pour l’employeur, maîtriser ce cadre légal est indispensable pour anticiper les risques et gérer sereinement les relations de travail, même après leur rupture.

Le délai légal de prescription : une durée de trois ans

Le principe posé par le Code du travail est clair : l’action en paiement du salaire se prescrit par trois ans. Cela signifie qu’un salarié dispose d’un délai de trois ans pour réclamer en justice les sommes qu’il estime lui être dues au titre de son contrat de travail. Passé ce délai, son action est considérée comme éteinte, et il ne peut plus obtenir de condamnation de l’employeur, même si sa demande était initialement fondée. Ce délai de prescription, dit triennal, s’applique à l’ensemble des créances ayant une nature de salaire.

Évolutions et application de la loi (loi n° 2013-504 du 14 juin 2013)

Il est important de noter que ce délai de trois ans est une évolution majeure. Avant la loi du 14 juin 2013, la prescription antérieure pour les créances salariales était de cinq ans. Cette réforme a eu un impact significatif en réduisant la période durant laquelle un employeur pouvait voir sa responsabilité recherchée. La loi a prévu des dispositions transitoires : pour les créances nées avant la réforme, le nouveau délai de trois ans a commencé à courir à compter du 14 juin 2013, sans que la durée totale de la prescription ne puisse excéder la durée prévue par la loi antérieure de cinq ans. Cette évolution, validée par plusieurs arrêts de la Cour de cassation, souligne la volonté du législateur de sécuriser les relations juridiques dans un délai plus court.

Quelles créances sont soumises à la prescription de trois ans ?

La question centrale pour un employeur est de savoir précisément quelles sommes sont concernées par ce délai de trois ans. La jurisprudence a progressivement délimité le périmètre des créances « salariales » et de celles qui, par leur nature différente, échappent à cette prescription pour relever d’autres régimes.

Créances salariales : définition et étendue de la prescription

La prescription de trois ans s’applique à toutes les sommes qui constituent la contrepartie du travail fourni par le salarié. La notion de salaire est entendue de manière large par les tribunaux. Elle inclut bien évidemment le salaire de base, mais aussi tous ses accessoires. Sont ainsi concernées les créances portant sur :

  • Les heures supplémentaires et leurs majorations, un point fréquemment porté devant le Conseil de prud’hommes.
  • Les primes et gratifications diverses (prime de treizième mois, prime de vacances, prime d’ancienneté, prime sur objectifs), dès lors qu’elles sont obligatoires.
  • Les commissions dues aux VRP ou aux commerciaux.
  • Les indemnités compensatrices de congés payés et de préavis.
  • Les avantages en nature (logement, véhicule de fonction), qui sont une composante de la rémunération.
  • La contrepartie financière d’une clause de non-concurrence.
  • L’indemnité due en suite d’une requalification d’un contrat de travail à temps partiel en contrat à temps complet.

La qualification juridique de certains éléments peut être complexe et lourde de conséquences. Par exemple, des indemnités kilométriques forfaitaires, si elles ne correspondent pas à des dépenses réelles, peuvent être requalifiées en complément de salaire et donc soumises à la prescription triennale. Cette distinction est fondamentale pour l’employeur, car elle détermine la nature de la créance et le délai de prescription applicable.

Créances non salariales : celles qui échappent à la prescription triennale

Certaines sommes dues par l’employeur au salarié ne sont pas considérées comme du salaire et obéissent donc à des délais de prescription différents. Il s’agit généralement de créances de nature indemnitaire ou de remboursement de frais. Par exemple :

  • L’indemnité d’occupation du domicile à des fins professionnelles, due lorsqu’aucun local n’est mis à disposition du salarié, n’est pas un salaire. Son action en paiement est soumise à la prescription de droit commun de cinq ans.
  • Les actions en réparation d’un préjudice distinct de la perte de salaire (par exemple, un préjudice moral lié à un harcèlement ou à une situation de discrimination) relèvent de délais spécifiques pour cette raison. L’action en réparation du harcèlement moral se prescrit par cinq ans.
  • Le remboursement des frais professionnels réellement engagés par le salarié (frais de transport, repas…) n’est pas soumis à la prescription triennale des salaires. L’action en paiement de ces sommes est liée à l’exécution du contrat de travail, qui applique une prescription biennale, une position souvent confirmée par la cour d’appel.

La prescription de la répétition de l’indu par l’employeur

La prescription triennale s’applique également à l’action de l’employeur visant à obtenir le remboursement de salaires versés par erreur. C’est ce qu’on appelle l’action en « répétition de l’indu ». Si vous avez versé à un salarié des sommes qui ne lui étaient pas dues (une prime payée deux fois, une erreur sur le taux horaire…), vous disposez de trois ans à compter du jour du versement pour en réclamer le remboursement. La Chambre sociale de la Cour de cassation est constante sur ce point : le point de départ de ce délai est le jour du paiement des sommes indues, peu important que l’erreur ait été découverte postérieurement. Cette action en répétition de l’indu est souvent liée aux règles de compensation des dettes entre les parties, qui encadrent strictement la manière dont un employeur peut récupérer ces sommes.

Le point de départ de la prescription des créances salariales

Déterminer le point de départ du délai de trois ans est tout aussi crucial que de connaître sa durée. Une erreur sur ce point peut rendre une action recevable ou, au contraire, définitivement éteinte. L’article L. 3245-1 du Code du travail pose un principe général qui a été précisé par la jurisprudence pour s’adapter à des situations variées.

Le principe de la connaissance des faits et de l’exigibilité de la créance

L’article L. 3245-1 du Code du travail dispose que le délai de prescription court « à compter du jour où celui qui l’exerce a connu ou aurait dû connaître les faits lui permettant de l’exercer ». Ce principe a deux implications majeures. Premièrement, le délai ne commence à courir que lorsque la créance salariale est devenue exigible, c’est-à-dire que le salarié est en droit d’en réclamer le paiement. Pour un salaire mensuel, l’exigibilité correspond à la date habituelle de paie dans l’entreprise. Deuxièmement, le point de départ peut être reporté si le salarié n’avait pas connaissance des éléments lui permettant de formuler sa demande. Par exemple, si une prime dépend d’éléments de calcul que seul l’employeur détient et qu’il ne les communique pas, le délai ne commencera à courir qu’à partir du jour où le salarié aura eu connaissance de ces informations.

Cas particuliers : congés payés, forfaits jours et requalification de contrat

La jurisprudence a adapté ces principes à des situations spécifiques. Dans une série d’arrêts (par exemple, Cass. Soc., 14 novembre 2013), la Cour a précisé que pour l’indemnité de congés payés, le point de départ de la prescription est fixé à l’expiration de la période légale ou conventionnelle au cours de laquelle les congés auraient dû être pris. Concernant les salariés en forfait jours, une demande de rappel de salaire fondée sur l’invalidité de la convention de forfait, est soumise à la prescription de trois ans. La Cour de cassation a rendu un arrêt important en décembre 2022 à ce sujet, confirmant que le délai court à compter de la date à laquelle la créance est exigible pour chaque période de paie concernée. Il faut enfin distinguer l’action en paiement de salaire de l’action en requalification d’un contrat (par exemple, un CDD en CDI). Si la demande de rappel de salaire consécutive à une requalification se prescrit bien par trois ans, l’action visant à obtenir la requalification elle-même peut être soumise à des délais différents selon sa nature, une précision apportée par de multiples décisions de cour d’appel.

Interruption et suspension de la prescription : mécanismes et effets

Le décompte du délai de prescription n’est pas toujours linéaire. Certains événements peuvent l’interrompre, faisant repartir le délai de zéro, tandis que d’autres, plus rares en droit du travail, peuvent le suspendre, arrêtant temporairement le décompte.

Les causes d’interruption : citation en justice et reconnaissance de dette

Le mécanisme le plus courant est l’interruption. Le délai de prescription est interrompu par une citation en justice. La saisine du conseil de prud’hommes par le salarié interrompt donc le délai pour les créances qu’il réclame. Un nouveau délai de même durée, soit trois ans, recommence à courir à compter de l’extinction de l’instance. L’autre cause d’interruption est la reconnaissance par l’employeur du droit du salarié. Si un employeur admet par écrit (par exemple dans une lettre ou un courriel) devoir une somme à un salarié, cet acte interrompt la prescription et fait courir un nouveau délai de trois ans.

La suspension de la prescription : des cas spécifiques en droit du travail

La suspension, qui arrête le temps sans effacer le délai déjà couru, est beaucoup plus rare en matière de créances salariales. Contrairement à une idée reçue, la suspension du contrat de travail (pour maladie, accident du travail, congé maternité…) ne suspend pas le délai de prescription de l’action en paiement des salaires. La jurisprudence est constante sur ce point : le salarié, même absent de l’entreprise, doit rester vigilant et agir dans le délai de trois ans pour préserver ses droits. Les cas de suspension prévus par le Code civil sont d’application très limitée en droit du travail.

Les effets de la prescription sur l’action en paiement

Lorsque le délai de prescription de trois ans est écoulé, les conséquences sont radicales pour le salarié, mais elles nécessitent une démarche active de la part de l’employeur. Une fois la créance reconnue par une décision de justice avant sa prescription, le créancier peut engager la procédure de saisie sur salaire pour obtenir le recouvrement forcé. À l’inverse, lorsque la prescription n’est pas acquise, le non-paiement expose l’entreprise à des conséquences significatives ; il est donc crucial de connaître les sanctions encourues par l’employeur.

L’extinction du droit d’action en paiement des salaires

L’effet principal de la prescription est d’éteindre le droit d’action du salarié. On parle de prescription extinctive. La créance en elle-même ne disparaît pas moralement, mais elle ne peut plus être recouvrée par une action en justice. Si un salarié saisit le conseil de prud’hommes pour une créance de salaire datant de plus de trois ans, son action sera déclarée irrecevable par le juge si l’employeur invoque la prescription. Pour l’employeur, c’est une fin de non-recevoir qui met un terme définitif à la contestation sur ce point. Il est important de noter que ces délais peuvent être profondément modifiés par des règles spécifiques en cas de procédure collective de l’entreprise.

L’invocation de la prescription et ses limites

Un point essentiel doit être souligné : le juge ne peut pas soulever d’office la prescription. C’est à l’employeur, ou à son avocat, de l’invoquer pour se défendre. Si un salarié agit pour une créance prescrite et que l’employeur ne soulève pas la prescription, le juge pourra le condamner au paiement. Il est donc impératif, face à une réclamation salariale, d’avoir le réflexe de vérifier la date des créances demandées et de soulever la prescription si le délai de trois ans est écoulé, en particulier pour les créances antérieures aux trois années précédant la rupture du contrat si le travail est rompu. Un employeur peut également renoncer à se prévaloir de la prescription, par exemple en commençant à payer une dette prescrite, mais une telle renonciation doit être non équivoque.

La complexité des règles de prescription, notamment le calcul du point de départ et les causes d’interruption, rend souvent indispensable l’assistance d’un avocat expert en droit du travail et droit social pour sécuriser vos droits et agir dans les délais impartis. Votre avocat se tient à votre disposition pour analyser votre situation et définir la stratégie la plus adaptée.

Sources

  • Code du travail (notamment l’article L. 3245-1)
  • Code civil (dispositions relatives à la prescription)
  • Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi