La gestion des ressources humaines se heurte parfois à des situations complexes où plusieurs événements affectant le contrat de travail surviennent simultanément. Un salarié en grève qui tombe malade, ou inversement, illustre parfaitement ce que les juristes nomment un « concours de suspensions ». Chaque cause de suspension du contrat de travail – maladie, grève, congé maternité, etc. – obéit à son propre régime juridique, notamment en matière de rémunération et de protection. Leur chevauchement impose donc de déterminer quel régime doit prévaloir, un exercice délicat aux enjeux financiers et organisationnels importants pour l’employeur. Même lorsque le contrat de travail est suspendu, certaines obligations subsistent, et il convient de noter que le pouvoir disciplinaire de l’employeur continue de s’appliquer, bien qu’avec certaines limites et en suivant une procédure stricte.
I. Les principes fondamentaux du concours de suspension
Pour l’employeur, comprendre les règles qui gouvernent le concours de plusieurs causes de suspension est essentiel afin de sécuriser ses décisions, notamment en matière de maintien de salaire ou de protection contre le licenciement. Ces principes s’appliquent non seulement au conflit entre grève et état pathologique, mais aussi à d’autres concours de causes, impliquant par exemple la maladie et des congés payés, ou même des situations plus rares comme la superposition avec d’autres causes de suspension comme la détention provisoire.
A. Le critère chronologique : la règle générale
Face à la coexistence de plusieurs motifs de suspension, la jurisprudence a établi une règle simple en apparence : celle de la chronologie. Selon cette règle, la première cause de suspension identifiée prime sur les suivantes et détermine le régime juridique applicable à la relation contractuelle pendant toute sa durée. Concrètement, si un salarié est en arrêt de travail avant le déclenchement d’une grève dans l’entreprise, le régime de la suspension pour maladie (maintien de salaire légal ou conventionnel, protection contre le licenciement) continue de s’appliquer. La survenance de la grève est sans effet sur son statut. Cette solution a été affirmée par la Cour de cassation, qui considère que la première cause de suspension justifie, jusqu’à sa disparition, l’entière application de son propre régime (Cass. soc., 9 oct. 2013, n° 12-22.288).
B. Le principe de la solution la plus favorable au salarié : un point de vue doctrinal
Si le critère chronologique présente l’avantage de la simplicité, il est critiqué par une partie de la doctrine juridique. Certains auteurs, et notamment plus d’un professeur de droit, estiment qu’il méconnaît un principe fondamental du droit social : l’application de la solution la plus favorable au salarié. Selon cette approche, en cas de concours de suspensions, il conviendrait d’appliquer le régime qui offre au salarié la meilleure protection ou les avantages les plus importants. La Cour de cassation elle-même a parfois écarté le critère chronologique au profit d’une analyse plus protectrice. C’est notamment le cas lorsque le concours de suspensions implique une protection d’ordre public particulièrement forte. Par exemple, elle a jugé que le bénéfice d’un congé parental ne faisait pas obstacle à l’application des règles protectrices de la maternité, même si le congé parental avait débuté avant (Cass. soc., 11 févr. 2004, n° 01-43.574). Ce point de vue doctrinal prend tout son sens lorsque le critère chronologique entre en conflit avec un régime de protection spécifique lié à la maternité, où la jurisprudence tend à privilégier le statut le plus protecteur pour la salariée.
II. Concours de la grève et de la maladie : scénarios spécifiques et régime applicable
L’interaction entre une grève et un arrêt de travail est un cas d’école fréquent du concours de suspensions. Le régime juridique applicable varie radicalement selon l’ordre de survenance des deux événements, avec des conséquences directes sur les droits à indemnisation du salarié.
A. Salarié en arrêt avant la grève : maintien des indemnités complémentaires
Lorsqu’un salarié est déjà en arrêt maladie au moment où un mouvement de grève débute dans l’entreprise, le critère chronologique s’applique sans ambiguïté. Le contrat de travail étant déjà suspendu, ce régime prévaut. L’employeur reste donc tenu de verser les indemnités complémentaires, prévues par la loi ou la convention collective, comme si la grève n’avait pas eu lieu. La jurisprudence est constante sur ce point : il n’y a pas lieu de présumer si le salarié aurait participé ou non au mouvement s’il avait été en mesure de travailler (Cass. soc., 20 févr. 1980, n° 78-41.116). Cependant, cette règle connaît une limite importante : le salarié malade ne peut prétendre à une indemnisation que si les autres salariés non-grévistes ont pu effectivement travailler et percevoir leur rémunération. Si la grève a paralysé l’entreprise au point d’empêcher totalement le travail des non-grévistes sur leur lieu de travail (situation contraignante pour l’employeur, qui s’apparente à un cas de force majeure), le salarié malade peut se voir privé de ses indemnités complémentaires (Cass. soc., 8 déc. 1983, n° 81-40.860).
B. Salarié tombant malade pendant la grève : présomption de gréviste
La situation est inversée si l’arrêt de travail survient alors que le salarié participe déjà à un mouvement de grève. Dans ce cas, la première cause de suspension étant la grève, le salarié est présumé rester gréviste jusqu’à la fin du conflit collectif. La conséquence pour l’employeur est majeure : la suspension de son contrat pour grève prime, et l’obligation de verser les indemnités complémentaires de maladie est écartée. Le salarié ne percevra que les indemnités journalières de la Sécurité sociale (relevant de l’assurance maladie), sans complément patronal. Cette solution, qui peut entraîner des difficultés pour le salarié, a été établie de longue date par la Cour de cassation (Cass. soc., 17 juin 1982, n° 80-40.975).
1. Exceptions à la présomption de gréviste : la désolidarisation du mouvement
La présomption de participation à la grève n’est cependant pas irréfutable. Le salarié tombé malade pendant le conflit peut la renverser et bénéficier du régime plus favorable de l’arrêt de travail s’il prouve sa volonté claire et non équivoque de se désolidariser du mouvement de grève. Cette « désolidarisation » ne se présume pas et doit être démontrée par des actes positifs. L’envoi du certificat médical à l’employeur, qui doit informer le service du personnel, est une condition nécessaire mais souvent insuffisante. La jurisprudence apprécie au cas par cas les éléments apportés par le salarié. La reprise du régime de la maladie, si la désolidarisation est reconnue, fait alors exception au critère purement chronologique, montrant que la volonté du salarié peut infléchir l’application des règles et éviter une faute grave.
C. L’impact du lock-out sur l’indemnisation du salarié malade
Le lock-out, qui est la fermeture temporaire de l’entreprise décidée par l’employeur en réponse à un conflit collectif, introduit une complexité supplémentaire. Si un salarié tombe malade avant la grève et que l’employeur procède ensuite à un lock-out rendant impossible le travail des non-grévistes, ce salarié absent pourrait perdre son droit aux indemnités complémentaires. En effet, sa situation est alors alignée sur celle des salariés non-grévistes qui, en raison de la fermeture (qui peut s’analyser comme une forme d’activité partielle subie), ne perçoivent pas leur salaire. La jurisprudence a précisé que le salarié malade ne peut prétendre à une indemnisation complémentaire si les salariés non-grévistes ont été privés de leur rémunération en raison de l’impossibilité de travailler (Cass. soc., 16 juill. 1987, n° 85-44.497). La décision de lock-out, si elle est jugée licite, a donc un impact direct sur les obligations de l’employeur, même à l’égard de salariés dont le contrat était déjà suspendu pour un autre motif.
III. Conséquences sur les jours fériés et l’ancienneté
Le concours de suspensions, notamment entre la grève et un état pathologique, peut avoir des effets collatéraux sur d’autres aspects de la relation de travail, comme la rémunération des jours fériés ou le décompte de l’ancienneté.
A. Grève et jour férié chômé : l’absence de rémunération distincte
Lorsqu’un jour férié et chômé (comme le 1er mai) tombe pendant une action de grève, les salariés grévistes ne peuvent prétendre à une rémunération spécifique pour ce jour. La jurisprudence considère que le temps de grève forme un « tout indivisible ». La suspension du contrat pour fait de grève absorbant le jour férié, le salarié ne subit pas de perte de salaire imputable au chômage de ce jour précis, puisqu’il n’aurait de toute façon pas perçu de rémunération en raison de sa participation au conflit (Cass. soc., 24 juin 1998, n° 95-43.342). Cette logique s’applique à toute suspension de contrat non rémunérée, comme pour un salarié en contrat à durée indéterminée bénéficiant d’un congé sabbatique ou d’un congé parental. Pour l’employeur, cela signifie qu’aucune obligation de paiement distincte n’existe pour un jour férié inclus dans une période de grève.
B. Impact sur l’ancienneté en cas de cumul de suspensions
Le calcul de l’ancienneté est un enjeu important, car il conditionne de nombreux droits (indemnités de rupture, primes, etc.). En règle générale, les périodes de suspension du contrat de travail pour des motifs comme la maladie non professionnelle ou la grève ne sont pas prises en compte dans le calcul de l’ancienneté, sauf dispositions conventionnelles plus favorables. L’article L. 1234-8 du Code du travail prévoit que l’ancienneté déjà acquise est conservée, mais le temps de suspension n’augmente pas sa durée. Cependant, des exceptions légales existent. Par exemple, la durée des absences pour accident du travail ou maladie professionnelle est intégralement prise en compte pour l’ancienneté (C. trav., art. L. 1226-7). De même, les périodes de congé maternité, paternité ou d’adoption sont assimilées à du travail effectif pour le calcul de l’ancienneté. En revanche, le congé parental d’éducation, créé pour permettre de s’occuper d’un enfant, n’est pris en compte que pour la moitié de sa durée. Il est donc primordial pour l’employeur de bien identifier la cause de suspension prévalente en cas de concours, car elle déterminera si la période d’absence doit ou non être intégrée dans le calcul de l’ancienneté du salarié. Au-delà de l’ancienneté, il est crucial de considérer l’impact de la suspension sur d’autres éléments contractuels comme le préavis ou la période d’essai, qui obéissent à des règles spécifiques en cas de rupture du contrat.
Face à la complexité de ces règles et aux risques de contentieux, une gestion RH éclairée passe souvent par l’accompagnement par un avocat expert en droit du travail pour sécuriser les décisions et garantir le respect des droits de chacun. Notre cabinet et son service dédié se tiennent à votre disposition pour analyser votre situation et définir la stratégie la plus adaptée grâce à notre compétence reconnue en la matière.
Sources
- Fasc. 28-10 : SUSPENSION DU CONTRAT DE TRAVAIL. – Régime de droit commun, publié en novembre 2021 (Mise à jour Octobre 2024)
 - Code du travail : articles L. 1234-8, L. 1226-7, L. 2511-1
 - Jurisprudence de la Cour de cassation (notamment Cass. soc., 9 oct. 2013, n° 12-22.288 ; Cass. soc., 20 févr. 1980, n° 78-41.116 ; Cass. soc., 24 juin 1998, n° 95-43.342 – voir note de page 5 pour une analyse détaillée)