La rémunération d’un salarié semble, à première vue, encadrée par des sources bien identifiées : le contrat de travail, la convention collective ou encore la loi. Pourtant, la réalité de la vie d’une entreprise génère souvent des pratiques et des promesses qui, sans être formalisées dans un contrat, peuvent devenir de véritables obligations pour l’employeur. Primes récurrentes, avantages attribués à une catégorie de personnel ou engagements pris lors d’une réunion, ces sources « atypiques » de salaire sont de puissants créateurs de droits pour les salariés et une source de risque juridique pour l’employeur non averti. Pour bien gérer ce risque, la compétence d’un juriste est souvent sollicitée. Avant d’analyser en détail ces sources, il est crucial de rappeler les principes généraux de fixation de la rémunération qui encadrent la liberté des parties.
L’usage d’entreprise : quand la pratique devient une règle contraignante
L’usage est sans doute la source de droit la plus singulière en droit du travail. Il naît non pas d’un texte de loi, mais d’une pratique de l’employeur qui, par sa répétition et sa régularité, se transforme en un droit acquis pour les salariés. Pour l’employeur, la plus grande difficulté est de savoir à quel moment une simple habitude, parfois instaurée de manière informelle, devient une obligation juridique contraignante, intégrant de fait le statut collectif des salariés.
Les conditions de l’usage : le triptyque généralité, constance et fixité
La jurisprudence de la chambre sociale a établi trois critères cumulatifs pour qu’une pratique soit qualifiée d’usage d’entreprise. Si l’un de ces éléments fait défaut, l’avantage accordé reste une simple libéralité que l’employeur peut modifier ou supprimer à sa discrétion, sans procédure particulière.
- La généralité : l’avantage doit être accordé à l’ensemble du personnel ou, à tout le moins, à une catégorie de salariés objective et non discriminante (par exemple, tous les cadres, tous les ouvriers d’un atelier travaillant dans les mêmes bureaux, ou tous les salariés soumis à une contrainte d’astreinte). Le critère de ‘généralité’ d’un usage, qui exige qu’il bénéficie à tout le personnel ou à une catégorie objective, est une application directe du principe d’égalité de traitement. Une prime versée à un seul salarié ou à un groupe fermé de personnes sans critère objectif ne remplit donc pas cette condition.
- La constance : l’avantage doit être attribué de manière répétée et régulière sur une certaine durée. Un versement unique est insuffisant. La jurisprudence reconnaît généralement la constance après trois ou quatre attributions successives, mais l’appréciation se fait au cas par cas. L’attribution systématique d’avantages en nature comme un véhicule de fonction ou un téléphone professionnel à tous les cadres depuis plusieurs années est un exemple clair de constance.
- La fixité : ce critère ne porte pas sur le montant de l’avantage, qui peut être variable, mais sur ses modalités de calcul. Le mode de détermination doit être fixe, s’appuyer sur des règles précises et objectives, et ne pas dépendre de la seule volonté de l’employeur. Par exemple, une prime de fin d’année correspondant à un pourcentage du chiffre d’affaires ou à un mois de salaire répond à cette exigence. En revanche, une prime dont le montant et les bénéficiaires sont laissés chaque année à la libre appréciation de la direction n’a pas ce caractère de fixité, un point juridique essentiel à avoir compris.
La force obligatoire de l’usage : un droit pour le salarié, un risque pour l’employeur
Dès lors que ces trois conditions sont réunies, l’usage acquiert une force obligatoire. L’employeur est tenu de l’appliquer comme il le ferait pour une clause du contrat de travail. Le salarié est en droit d’en réclamer le bénéfice devant le conseil de prud’hommes. Une fois établi, cet avantage fait partie intégrante de la rémunération due, et le salarié peut en exiger le paiement du salaire dans les mêmes conditions. Il peut prétendre à son maintien tant que l’usage n’est pas régulièrement dénoncé. Il est important de souligner qu’un usage d’entreprise ne peut en aucun cas prévoir une rémunération inférieure au SMIC ou au salaire minimum conventionnel applicable dans l’entreprise.
Distinguer l’usage de ce qui ne l’est pas : tolérance, erreur ou libéralité
Pour l’employeur, il est fondamental de ne pas confondre un usage avec d’autres pratiques qui, elles, ne créent pas de droits pour les salariés. La distinction permet de maîtriser sa politique salariale et d’éviter de créer des obligations involontairement, une question que doit se poser tout bon gestionnaire.
- La simple tolérance : Le fait de tolérer un comportement sans y réagir (par exemple, des retards occasionnels ou une pause déjeuner prolongée) ne crée aucun droit pour les salariés. La tolérance est une concession précaire et révocable à tout moment par l’employeur, qui peut décider de faire appliquer à nouveau le règlement.
- L’erreur de l’employeur : Un versement erroné, même s’il est répété sur plusieurs mois, ne constitue pas un usage. L’employeur qui, par une erreur de paie, verse une prime non due peut non seulement cesser ce versement dès la découverte de l’erreur, mais également demander le remboursement des sommes indûment perçues par le salarié, dans la limite de la prescription de trois ans.
- La libéralité ou gratification bénévole : Une prime exceptionnelle, versée une seule fois à l’occasion d’un événement particulier (un résultat exceptionnel, un anniversaire de l’entreprise) et sans engagement de la renouveler, reste une gratification bénévole. Elle ne crée aucun droit pour l’avenir et sa non-reconduction ne pourront être contestée par les salariés.
L’engagement unilatéral de l’employeur : une promesse qui oblige
Plus formel que l’usage, l’engagement unilatéral est un acte par lequel l’employeur exprime clairement sa volonté de faire bénéficier les salariés, ou une catégorie d’entre eux, d’un droit ou d’un avantage. Une fois pris, cet engagement le lie juridiquement.
Définition et formes de l’engagement
Contrairement à l’usage qui naît d’une pratique, l’engagement unilatéral résulte d’une décision explicite et consciente de l’employeur. Il peut prendre diverses formes, le plus souvent écrites :
- Une note de service diffusée au personnel et affichée dans les bureaux.
- Une mention dans le règlement intérieur de l’entreprise.
- Un procès-verbal de désaccord à l’issue de la négociation annuelle obligatoire (NAO), dans lequel l’employeur consigne les mesures qu’il entend appliquer unilatéralement.
- Un accord conclu avec les représentants du personnel qui n’ont pas la qualité de délégué syndical (un accord dit « atypique »).
- Plus rarement, une communication orale lors d’une réunion du personnel, à condition que sa portée et sa connaissance par les salariés puissent être prouvées par des témoignages concordants.
Pour être créateur de droits, l’engagement doit être suffisamment précis pour définir l’avantage accordé et ses bénéficiaires. L’avantage promis doit bien entendu être licite et respecter les minima légaux et conventionnels.
La force obligatoire et la preuve de l’engagement
Une fois l’engagement pris pour une durée indéterminée, il s’impose à l’employeur avec la même force qu’une clause contractuelle. Il ne peut s’en défaire qu’en respectant une procédure stricte, identique à celle de la dénonciation d’un usage. Si l’engagement est pris pour une durée déterminée, il cesse simplement de produire ses effets à l’arrivée de son terme, sans aucune formalité. La preuve de l’engagement est plus simple que celle de l’usage : il suffit de produire le document qui le matérialise.
Les recommandations patronales : une source méconnue mais potentiellement impérative
Moins connues, les recommandations patronales sont des décisions unilatérales émanant non pas d’une seule entreprise, mais d’un groupement ou d’un syndicat d’employeurs. Elles peuvent, dans certaines circonstances précises, devenir obligatoires pour les entreprises qui en sont membres.
Le caractère impératif comme condition d’obligation
Une recommandation patronale acquiert une force obligatoire pour les employeurs adhérents si elle présente un caractère impératif et non un simple conseil. Les juges du fond analysent les termes utilisés : s’agit-il d’une simple suggestion ou d’une véritable directive ? Cette question est au cœur de l’analyse du juriste. Souvent, ces recommandations sont émises après l’échec de négociations salariales au niveau de la branche. L’organisation patronale les présente alors comme les planchers de revalorisation que ses membres doivent impérativement appliquer.
La transformation d’une recommandation en usage professionnel
Même si une recommandation n’est pas qualifiée d’impérative à l’origine, elle peut acquérir une force obligatoire par une autre voie : sa transformation en usage. Si les entreprises d’un secteur appliquent de manière habituelle, constante et générale une recommandation, celle-ci devient un usage professionnel. Sa force contraignante peut alors s’étendre même aux entreprises qui ne sont pas adhérentes au groupement patronal mais qui appliquent volontairement cette pratique.
Tableau comparatif : usages, engagements et recommandations patronales
Pour un employeur, la gestion de ces sources de rémunération exige de bien les identifier. Le tableau suivant synthétise leurs principales différences.
| Source | Création | Force Obligatoire & Preuve | Modalités de Remise en Cause (si durée indéterminée) |
|---|---|---|---|
| Usage d’entreprise | Pratique non formalisée, issue de la répétition d’un comportement de l’employeur. | Obligatoire si les 3 critères (généralité, constance, fixité) sont réunis. La preuve repose sur des faits répétés. | Dénonciation unilatérale par l’employeur (procédure stricte) OU substitution par un accord collectif ayant le même objet. |
| Engagement Unilatéral | Décision explicite et formalisée de l’employeur (note de service, PV de désaccord, etc.). | Obligatoire dès sa communication aux salariés. La preuve est l’acte écrit ou la preuve de l’annonce. | Dénonciation unilatérale par l’employeur (même procédure que pour l’usage) OU substitution par un accord collectif. |
| Recommandation Patronale | Décision d’un groupement ou syndicat d’employeurs. | Obligatoire pour les adhérents si elle est « impérative ». Peut devenir un usage si appliquée habituellement par la profession. | Applicable tant que la recommandation est en vigueur. Si transformée en usage, suit le régime de la dénonciation de l’usage. |
Comment remettre en cause ces avantages ? La procédure et ses pièges
Un avantage issu d’un usage ou d’un engagement unilatéral à durée indéterminée n’est pas irréversible. L’employeur qui souhaite supprimer un usage ou un engagement unilatéral à durée indéterminée doit impérativement respecter une procédure de dénonciation rigoureuse, dont la finalité est de laisser un temps pour d’éventuelles négociations en vue de trouver une réponse aux changements. La question de savoir comment dénoncer un usage est donc centrale.
La procédure de dénonciation : une méthode rigoureuse en trois étapes
La dénonciation d’un usage ou d’un engagement unilatéral doit respecter trois conditions cumulatives pour être valable et respectée. Le manquement à une seule de ces étapes rend toute la procédure inefficace.
- Information des représentants du personnel : Le comité social et économique (CSE), s’il existe, doit être informé de la décision de l’employeur. Il s’agit d’une information simple et non d’une consultation qui nécessiterait un avis de l’instance représentative. L’information du CSE est une étape clé. L’employeur inscrira ce point à l’ordre du jour d’une réunion.
- Information individuelle des salariés : Chaque salarié concerné par l’avantage doit être personnellement et explicitement informé par un écrit qui lui est adressé (lettre remise en main propre contre décharge ou lettre recommandée). L’employeur doit informer individuellement chaque salarié. Un simple affichage dans les bureaux ou une note sur l’intranet est notoirement insuffisant.
- Respect d’un délai de prévenance suffisant : L’employeur doit respecter un délai de prévenance suffisant entre la notification de la dénonciation et sa date d’effet effective. Ce délai, apprécié par les juges au cas par cas, vise à permettre l’ouverture de négociations pour éventuellement compenser la suppression de l’avantage concerné. Une durée de trois à six mois est souvent jugée suffisante pour une prime annuelle, mais ce délai s’apprécie au cas par cas, et un juriste pourra fournir une analyse plus fine.
Les conséquences d’une dénonciation irrégulière
Si la procédure de dénonciation n’est pas scrupuleusement respectée, elle est jugée irrégulière et, par conséquent, inopposable aux salariés. Cela signifie que l’usage ou l’engagement continue de produire tous ses effets. L’employeur qui a manqué à son obligation est donc obligé de continuer à verser l’avantage. Les salariés sont en droit de continuer à en réclamer le bénéfice, et l’employeur s’expose à des rappels de salaire importants en cas de contentieux.
L’alternative : la substitution par accord collectif
Un usage ou un engagement peut également être supprimé par la conclusion d’un accord collectif d’entreprise portant sur le même objet. Par exemple, un usage prévoyant une prime de fin d’année peut être valablement remplacé par un accord sur le treizième mois. Cette mesure met fin à un usage sans avoir à le dénoncer. Dans cette situation, l’accord se substitue à l’ancienne pratique instaurée unilatéralement, même s’il s’avère moins favorable pour les salariés, sans qu’il soit nécessaire de suivre la procédure de dénonciation.
La gestion de la rémunération au-delà du strict cadre contractuel est un exercice complexe qui expose l’entreprise à des risques financiers et juridiques importants. La qualification d’une pratique, son caractère obligatoire et les modalités de sa remise en cause sont des opérations juridiquement délicates. Pour sécuriser vos procédures, il y a souvent besoin de l’aide d’un juriste. La compétence d’un avocat ou d’un juriste expert en droit du travail est indispensable. Notre cabinet, fort de son équipe de juristes, se tient à votre disposition pour vous accompagner dans la sécurisation de votre politique de rémunération et la gestion des relations sociales. N’hésitez pas à nous contacter par téléphone pour une première réponse à vos questions.
Sources
- Code du travail : articles L. 1132-1 (principe de non-discrimination), L. 2242-1 et suivants (négociation obligatoire), L. 2253-1 et suivants (articulation des accords).
- Jurisprudence constante de la Chambre sociale de la Cour de cassation sur la définition et le régime des usages (par exemple, Cass. Soc., 25 févr. 1988, n° 85-40.821) et sur leur dénonciation (Cass. Soc., 14 mars 2007, n° 05-12.526), des engagements unilatéraux et des recommandations patronales.